Science à la carte : revue des critiques pseudo-sceptiques des tests ESP avec cartes Zener

Nous avons déjà examiné plusieurs critiques pseudo-sceptiques des tests ESP avec cartes Zener, et notamment des affirmations fausses sur le dépouillement statistique de ces tests qui se basaient sur les paquets de cartes Zener vendus dans le commerce (Lire l’article Scepticisme : la force de l’illusion chez l’AFIS et Henri Broch). Ce nouvel article servira surtout à revoir quelques critiques classiques sur les prétendus défauts des cartes Zener et les conclusions à en tirer quant à la rigueur des recherches en parapsychologie.

Les critiques d’Henri Broch

Zener était un psychologue, collègue du parapsychologue J.B. Rhine à l’Université de Duke. Il suggéra les symboles universels devant figurer sur les cartes qui prirent son nom. Voici tout d’abord une présentation succincte des différents dispositifs utilisés pour tester la perception extra-sensorielle avec des cartes Zener (extrait du Psi Explorer).

Voici ensuite la description critique qu’en donne Henri Broch :

« Rhine s’est surtout rendu célèbre par ses expériences utilisant les cartes de Zener qui portent les cinq symboles suivants : cercle, carré, croix, étoile, trois lignes parallèles ondulées symboles qui devaient être transmis d’un « sujet-émetteur » à un « sujet-récepteur » par voie extra-sensorielle.

Ces cartes étaient à l’origine fabriquées artisanalement avec de très nombreux et grossiers défauts ; c’est tout de même avec celles-ci que les expériences de Perception Extra-Sensorielle ont débuté. A titre d’exemple de l’incroyable légèreté de ces expériences, il faut savoir que les symboles pouvaient être distingués directement au dos des cartes. C’est ainsi que le Dr Thouless, à qui Rhine avait envoyé deux paquets de 25 cartes, put, avec le dos des cartes tourné vers lui, en reconnaître 9 sur un paquet de 25 et 14 sur l’autre !

Les cartes furent quelque peu améliorées et, à partir de 1936, confiées à la production industrielle avec un intitulé précisant qu’il s’agissait de cartes ESP, brevet de J.B. Rhine. Ce qui n’empêchait pas des défauts majeurs comme un dessin de trame s’étendant jusqu’aux tranches ou encore un dos non symétrique (ce qui est toujours le cas) !

En plus des défauts majeurs présentés par les « ustensiles » des expériences et contrairement à ce qui est répandu dans la littérature, les expériences elles-mêmes ne présentaient aucune rigueur (même pour l’époque) ; la seule rigueur était peut-être dans le dépouillement statistique ; mais ce qui est en cause, ce sont les données, pas le traitement de ces données. » (Broch, 1991, p. 190)

Analysons maintenant les principales affirmations de Broch.

Affirmation n°1 : Les cartes Zener ont des défauts

> Faux. Certains jeux montrent une asymétrie du dos des cartes mais elle ne trahit pas le type de symbole sur la face.

Les cartes Zener furent d’abord produites artisanalement avant de l’être industriellement. Les premières cartes utilisaient un papier blanc trop translucide qui laissait deviner les symboles ; et les symboles étaient imprimés de telle façon qu’il était possible de les reconnaître directement sur le dos des cartes grâce au relief visible, avec un certain angle et une certaine lumière. Un autre défaut concernait le dessin (pattern) au dos des cartes qui s’étendait sur la tranche arrière des cartes, permettant de repérer l’arrière d’une carte en regardant de côté.

Ces défauts furent corrigés de manière à ce qu’il fut impossible de reconnaître un symbole simplement en voyant le dos ou la tranche des cartes. Malheureusement, les cartes possédaient une nouvelle particularité : un dessin de la chapelle de Duke figurait au dos des cartes (et plus tard un pattern d’étoiles), créant une asymétrie permettant de distinguer le haut du bas. Les cartes fusent mises en vente dès 1936 avec cette asymétrie… et le sont toujours !

Un jeu de cartes avec une telle asymétrie correspond à ce qu’on appelle un « one-way deck », c’est-à-dire que son orientation haut-bas permet certains tours de magie. Ainsi, si un magicien a la possibilité de contrôler l’orientation de toutes les cartes d’un jeu, il lui suffit de faire choisir une carte à une personne du public, à la réinsérer dans le jeu à l’envers, pour ensuite deviner la carte choisie car ce sera celle qui a pivoté. C’est d’ailleurs le test que nous propose Henri Broch sur 3 pages de son ouvrage Gourous, sorciers, savants : il présente 4 cartes, puis 6, pour que l’on détecte celle qui a pivoté. Il est facile de trouver laquelle à cause de l’asymétrie haut-bas qui, dans les jeux présentés par Broch, se signale par une irrégularité du pattern (des étoiles) au dos des cartes.

Cette asymétrie est-elle un défaut dans l’absolu ? Non, puisqu’elle ne renseigne nullement sur le symbole sur la face de la carte à moins d’une manipulation. Un défaut correspondrait par exemple, sur un jeu normal, à une pliure sur la seule carte de l’as de cœur, permettant de la retrouver facilement dans un jeu retourné.

Il faut savoir qu’il y a en circulation un jeu truqué, le « Royal Magic ESP Deck » qui utilise de véritables indices au dos des cartes permettant de découvrir frauduleusement le symbole sur la face. Le fait qu’il faille truquer le jeu de cartes Zener pour contourner le hasard montre bien que le jeu en lui-même, même avec son asymétrie du dos des cartes, ne possède pas de défauts dans l’absolu.

La face « étoile », par exemple, ne peut pas être déterminé par l’endos asymétrique mais rigoureusement identique pour toutes les cartes Zener.

Affirmation n°2 : Ces défauts induisent un biais dans les tests ESP de cartes Zener

> Faux. Ces défauts ne permettent pas d’améliorer les performances lors de tests d’ESP.

Voici les questions que Broch évite de se poser :

→ Le dos asymétrique des cartes permet-il de déceler un symbole précis et d’en saisir le caractère distinctif par rapport aux quatre autres symboles ?

Il y a seulement deux symboles qui montrent une orientation haut-bas sur la face : l’étoile et les lignes ondulées. Mais dès qu’on retourne ces cartes pour n’en observer que le dos, toutes les cartes sont identiques. Impossible de différencier une étoile de lignes ondulées, ou des trois autres symboles. La tâche dans un test ESP est de deviner quel est le symbole sur la carte et non si la carte est vers le haut ou vers le bas.

L’orientation vers le haut ou vers le bas d’une carte ne donne un indice que s’il y a une manipulation de l’ensemble des cartes avant le test pour que, par exemple, toutes les cartes ayant le même symbole soient dans le sens inverse des autres.

De sorte que l’affirmation concernant le dos des cartes n’est pas valide : l’asymétrie ne donne pas d’indice sur les symboles. En fait, cette affirmation concerne la manipulation frauduleuse par les expérimentateurs des jeux de cartes et leur usage (conscient ou inconscient) par les sujets. Or, aucune preuve n’est apportée pour démontrer ces manipulations frauduleuses, qui ne se déduisent pas simplement de cette particularité des cartes.

→ Le dessin s’étendant jusqu’à la tranche permet-il de déceler un symbole précis et d’en saisir le caractère distinctif par rapport aux quatre autres symboles ?

Hansel avait suggéré que ce défaut permettait de détecter l’identité de certaines des cartes quand le côté du paquet était inspecté. Broch (2006) parle lui d’un « véritable code-barres sur la tranche du jeu ». Or, tout deux reconnaissent : 1) Que le dessin sur la tranche est le prolongement non pas du symbole mais du pattern qui est identique à l’arrière de toutes les cartes ; 2) Qu’il n’est situé qu’à l’arrière des cartes et ne délivre donc qu’une information sur l’orientation haut-bas des cartes, comme l’asymétrie du dos ; 3) Que ce défaut a été corrigé en ajoutant une bordure unie.

Sur ce dernier point, Broch (2006, p. 186-187) prétend que le défaut a été corrigé récemment (entre 1994 et 2000) « certainement pour répondre aux remarques que nous avions faites ». C’est se donner trop d’importance : on trouve par exemple des cartes Zener officielles avec une bordure unie dans les années 70. Une référence au hasard permettra à tous de le vérifier : dans L’univers de la parapsychologie de Hans Bender (1976 en français mais 1971 en allemand, avec le titre Unser Sechster Sinn), p. 63 et p. 73, on trouve des photographies de tests ESP avec des cartes Zener à bordures. Ces modèles étaient probablement en vigueur depuis bien avant.

De nouveau, l’affirmation sur le défaut de la bordure des cartes n’est pas valide : il ne donne pas d’indice sur les symboles à deviner. Comme précédemment, il reste à démontrer l’existence d’une manipulation frauduleuse et systématique de l’expérimentateur pour que les sujets puissent utiliser l’information sur l’orientation haut/bas de la carte afin d’améliorer leurs performances au test.

Affirmation n°3 : Les sujets pouvaient voir le dos des cartes

> Faux. Les tests d’ESP utilisent un obstacle (écran, distance, délai, etc.) entre le sujet et les cartes.

Broch affirme plus précisément, dans une phrase où tous les mots comptent : « Et que l’on ne prétende pas que dans toutes les expériences de l’Institut de J. Rhine les expériences se faisaient sans que l’on voie le dos des cartes. Cela est faux. » (Broch, 2006, p. 187, c’est lui qui souligne). On ne peut lui donner totalement tort car dans les premières expériences réalisées fin 1920-début 1930, les sujets pouvaient voir le dos des cartes. Une précaution empêchant cette fuite sensorielle a ensuite été mise en place et étendue à toutes les expériences. Près d’un million d’essais furent réalisés jusqu’en 1940, dont 5 études avec des cartes dans des enveloppes opaques et cachetées, 16 études avec des écrans opaques séparant l’émetteur du récepteur, 10 études avec des personnes dans des immeubles différents, et 2 études où la cible était sélectionnée aléatoirement après que le sujet ait donné sa réponse (test de la précognition) (cf. Honorton, 1975).

Depuis le premier numéro du Journal of Parapsychology en 1937 (p. 305), il est recommandé d’utiliser un écran pour tous les tests impliquant des cartes Zener du fait des imperfections dues à l’entreprise responsable de la reproduction commerciale des ces produits depuis 1936. Il n’a pas été besoin d’attendre les recommandations des sceptiques pour agir ainsi.

De fait, le laboratoire de parapsychologie de l’Université de Duke, dirigé par Rhine, utilisait des protocoles où ce défaut d’asymétrie ne pouvait aucunement être exploité puisque les sujets ne voyaient pas le dos des cartes. Pour avoir plus de précisions, nous avons contacté le Rhine Research Center, qui est depuis 1995 le nouveau nom de la Foundation for Research on the Nature of Man qui succède au Laboratoire de Parapsychologie de l’Université de Duke. Voici la réponse que nous a fait Sally Rhine Feather qui n’est autre que la fille des Rhine, le 19/08/08.

« We do continue to sell the ESP cards by mail but no scientist in his right mind would use the cards without shielding, screening, or otherwise blocking from view in any serious testing even though the backs all look similar to an eyeball viewing. The Duke Lab testing very quickly moved to screening of the early card use, then testing from different room, and no significant results depend upon this inane criticism that goes back to the 1930’s in its origin. The criticism of possible sensory leakage in card testing was discussed in detail in a classic book entitled « ESP After Sixty Years » published by my father and his team in 1940 !! »

Traduction : « Nous continuons à vendre des cartes Zener par courrier mais aucun scientifique digne de ce nom n’utiliserait les cartes dans un test sérieux sans précaution, un écran ou un autre obstacle bloquant la vue des cartes, et cela même si les dos des cartes sont tous similaires. Le Laboratoire de Duke est très rapidement passé de l’écran utilisé dans le test avec ces cartes, à un obstacle impliquant de mettre les cartes et le sujet dans deux pièces différentes, et aucun des résultats significatifs ne peut dépendre de cette critique inopérante qui remonte en fait aux années 1930. Cette critique d’une possible fuite sensorielle dans le test des cartes fut discuté en détail dans l’ouvrage classique intitulé « ESP After Sixty Years » publié par mon père et son équipe en 1940 !! »

En somme, l’affirmation sur une possible fuite sensorielle parce que les sujets verraient les cartes a été réfutée depuis 70 ans. Broch réclame dans chacun de ses ouvrages que ses recommandations concernant les cartes Zener soient prises en considération, mais lui-même n’a jamais tenu compte du fait que sa critique ne pouvait s’appliquer aux protocoles employés dans ces expérimentations.

Plus étonnant encore, on trouve sur le site du Laboratoire de Zététique dirigé par Broch un travail d’étudiants qui ont présenté en 2006 une expérimentation tout à fait classique de test d’ESP avec des cartes Zener. Il n’y a aucune remarque de faite concernant l’asymétrie du dos des cartes. Le protocole est en double aveugle et le sujet ne voit pas le dos des cartes grâce à un voile opaque. Bref, si ce protocole est présenté par le Laboratoire de Zététique comme une expérimentation rigoureuse de la perception extra-sensorielle, comment peut-on faire des reproches à des parapsychologues qui en utilisaient une version encore améliorée (notamment au niveau de l’aléatoirisation et de l’obstacle) ? Serait-ce une volonté de faire croire que les parapsychologues font mal leurs recherches scientifiques tout en concédant qu’ils les font très bien ?

Conclusion : une science à la carte

Dans plusieurs de ses ouvrages et articles, Broch a affirmé que les cartes Zener avaient des défauts qui devenaient des biais expérimentaux auxquels la méthodologie des tests d’ESP ne palliaient pas. Cette triple affirmation est complètement erronée. La seule particularité persistante des cartes Zener vendues dans le commerce est une asymétrie au dos des cartes qui ne donne aucune indication sur le symbole à deviner et n’altère en rien le déroulement intègre des protocoles expérimentaux. Cette asymétrie ne peut jouer un rôle qu’en cas de manipulations frauduleuses systématiques dont la preuve n’a jamais été faite. Broch a patiemment sélectionné ses arguments en ignorant totalement les précautions prises par les parapsychologues depuis environ 70 ans. Il a sciemment restreint les recherches sur l’ESP à ces expériences avec des cartes Zener alors qu’elles ne sont plus employées en parapsychologie depuis bien longtemps (ou sinon sous une forme dématérialisée et informatisée), remplacés par des protocoles plus automatisés et motivants.

Il est également blâmable que Broch se soit contenté uniquement de copier les critiques faites en américain par C.E.M. Hansel dans ESP : A scientific evaluation – Telepathy, Clairvoyance, Precognition, Psychokinesis. Henri Broch ne fait que s’appuyer sur les travaux de Hansel, sans le mentionner, et avec un style plus vulgarisé et virulent. Aucun des arguments de Hansel en 1966 n’appuie de façon décisive la conclusion de Broch (« On peut ainsi très facilement reconnaître des cartes de dos et faire allègrement grimper les statistiques sans le plus petit pouvoir-psi. », cf ici).

D’ailleurs, ces critiques de Hansel reproduites à l’identique par Broch étaient déjà largement dépassées en 1966 puisqu’elles portaient sur les données empiriques présentées dans le livre Extra-Sensory Perception de Rhine, publié en 1934, et non sur les protocoles utilisés par la suite et décrits sur 75 pages du Handbook for tests in parapsychology (Humphrey, 1948) ou dans ESP after sixty years (Pratt et al., 1940/1966). La répétition sans vérification de ces critiques conduit forcément ceux qui ne lisent que la littérature dite sceptique à ne pas percevoir qu’elles sont complètement invalides.

Cette manière très étrange de sélectionner les informations suivant la thèse que l’on souhaite défendre est une pratique clairement pseudo-scientifique et regrettable car elle nuit à des débats scientifiques objectifs et de qualité.

Références

Bender, H. (1976). L’univers de la parapsychologie. Paris : Dangles, coll. « Horizons psi ».

Broch, H. (1991). Au coeur de l’extra-ordinaire. Bordeaux : Horizon chimérique.

Broch, H. (2006). Gourous, sorciers, savants. Paris : Odile Jacob.

Hansel, C.E.M. (1966). ESP : A scientific evaluation – Telepathy, Clairvoyance, Precognition, Psychokinesis. New York : Scribner’s.

Honorton, C. (1975). Error some place ! Journal of Communication, 25(1), 103-115.

Humphrey, B.M. (1948). Handbook of tests in parapsychology. Duke : Parapsychology Laboratory of Duke University.

Pratt, J.G., Rhine, J.B., Smith, B.M., Stuart, C.E., & Greenwood, J.A. (eds.) (1940/1966). Extra-Sensory Perception After Sixty Years. Boston, US : Humphries

Rhine, J.B. (1934). Extra-Sensory Perception. Boston : Boston Society for Psychic Research.

Remerciements

Nous souhaitons remercier trois personnes qui ont contribué à la documentation de cet article : Pierre Macias, Louis Bélanger et Sally Rhine Feather.

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