Du rasoir d’Ockham et de son usage inadéquat

Le philosophe William d’Ockham

Le texte qui suit est la traduction d’un article publié en 2007 dans le Journal of Scientific Exploration par le Professeur Dieter Gernert, physicien et mathématicien de la Technische Universität de München.

Résumé :

Le « Rasoir d’Ockham » est un principe méthodologique, dû au philosophe médiéval William d’Ockham, qui s’opposait principalement à une création injustifiée de nouveaux termes en philosophie. Ce principe et ses versions ultérieures étant souvent cités dans les débats sur les anomalies, ils seront discutés ici en détail. Après un bref regard sur ses racines historiques, les principales formulations modernes de ce principe sont résumées. Il sera montré qu’une exigence de « simplicité » ne peut être soutenue de manière générale. Plus précisément, chercher la simplicité à tout prix peut entrer en conflit avec d’autres principes fondamentaux de la méthode scientifique. Le principe d’Ockham – que ce soit dans sa version d’origine ou modifiée – ne peut contribuer à une prise de décision rationnelle entre des explications concurrentes des mêmes faits empiriques. Un usage incorrect du Rasoir d’Ockham ne mène qu’à une perpétuation et une corroboration des préjugés en place, et ce principe ne devrait pas être utilisé pour se débarrasser facilement de données ou concepts qui ne sont pas les bienvenus.

Mots-clés :

Rasoir d’Ockham – anomalies – interprétation erronée de faits empiriques – principe de simplicité – économie de pensée – perpétuation de préjugés.

L’interprétation erronée de faits empiriques – un schéma récurrent

Dans les débats sur l’existence ou l’inexistence de certaines classes de phénomènes controversés, ou sur l’interprétation correcte de données empiriques, mais aussi sur l’adéquation de termes nouvellement créés à des fins d’explication, un principe est cité de manière persistante, principe généralement connu sous le nom de « Rasoir d’Ockham ». Dans ce qui suit, après un bref aperçu de ses racines historiques, la portée et les limitations de ce principe, en particulier sous sa forme moderne, seront explorées.

Parmi les nombreuses dysfonctions de la science, un schéma spécifique sera examiné dans de plus grands détails. Une proportion significative des erreurs et incompréhensions dans l’histoire de la science – jusqu’à très récemment – peuvent être comprises comme une interprétation erronée de faits empiriques, cela de deux manières possibles :

→ L’acceptation erronée de phénomènes (par exemple : rayons N, eau polymérisée, homme de Piltdown).

→ Le rejet injustifié de phénomènes (par exemple : météorites, foudre en boule, dérive des continents, rétrotranscriptase).

Le principe d’Ockham – versions d’origine et révisées

William d’Ockham (environ 1280-1349) est considéré comme l’un des philosophes les plus importants du 14ème siècle. Son Rasoir d’Ockham est un principe méthodologique, en particulier dans le contexte de questions ontologiques, selon lequel la philosophie et la science devraient supposer aussi peu d’entités théoriques que possible à des fins de justification, explication, définition, etc. [1]. Il apparaît en deux versions : « Pluralitas non est ponenda sine necessitate » et « Frustra fit per plura, quod potest fieri per pauciora » ; la forme souvent citée « Entia non sunt multiplicanda praeter necessitatem (sine necessitate) » (les entités ne doivent pas être multipliées au-delà du nécessaire) n’existe pas chez Ockham [2] [3].

Le sens d’origine de ce principe ne peut être compris que dans le contexte des débats philosophiques et théologiques de cette époque, en particulier sur le « problème des universels ». Par-dessus tout, Ockham s’oppose aux termes pseudo-explicatoires ou autres termes sans signification ou superflus. Mais il est difficile d’accéder à une vision claire de l’intention authentique d’Ockham du fait des modifications ultérieures et des ré-interprétations non consonantes avec la source primaire. Essentiellement trois schémas de base des versions ultérieures peuvent être identifiés, qui bien sûr se recouvrent en partie :

→ Le principe de parcimonie est le plus proche de la version d’origine en exigeant une prudente parcimonie avant de créer de nouveaux termes et concepts.

→ Le principe de simplicité (économie de pensée, selon Ernst Mach) vise à ce que les explications, raisonnements, théories, etc., soient les plus simples possibles.

→ Enfin, fortement liée à cette dernière, l’exigence d’une exclusion des hypothèses supplémentaires non-nécessaires.

Systèmes de termes simples ou suffisants ?

Déjà dans la vie d’Ockham son confrère de l’ordre franciscain, Walter de Chatton, exprima cette contradiction : si trois choses ne sont pas suffisantes pour vérifier une proposition affirmative sur un phénomène, une quatrième doit être ajoutée, et ainsi de suite. Plus tard, d’autres auteurs défendirent de manière semblable un « principe de plénitude » [4]. Le mathématicien Karl Menger [5] formule une « loi contre la parcimonie » et démontre que parfois trop de concepts différents sont unis sous un seul terme (par exemple, le concept de « variable »).

Le besoin d’un système de termes fonctionnel et suffisamment différencié est maintenant généralement accepté, tout comme l’avertissement à l’encontre de néologismes au-delà de la mesure nécessaire. Les terminologies superficielles interviennent parfois comme un « vocabulaire de spectacle » dans de nouveaux domaines de science luttant pour une reconnaissance, ou comme argot interne à un groupe motivé par la dynamique de groupe et non par la logique scientifique. Cela ne résout pourtant toujours pas la question des principes d’une « théorie plus simple » et d’une « hypothèse supplémentaire non nécessaire ».

Le mythe de la simplicité

Le scientifique et l’ « inconnu inconnu »

Normalement, une explication devient nécessaire lorsqu’un phénomène surprenant et inattendu est observé, et une explication doit « se faire en tenant compte de cet élément de surprise » [6]. Bauer [7] conteste la vision commune que les scientifiques sont ouverts d’esprit et « s’efforcent d’intégrer les nouvelles idées et connaissances ». Par contraste, il affirme que l’ouverture d’esprit au nouveau n’existe que tant que les choses nouvelles ne sont pas trop nouvelles. Bauer fait une distinction entre le « l’inconnu connu » qui peut être dérivé de connaissances assurées (et est donc apte à des propositions de recherche), et l’ « inconnu inconnu » auquel on ne peut pas s’attendre sur la base de l’état de la connaissance à un moment donné. Sur la base d’expérimentations en psychologie, Krelle [8] caractérise une limitation de la capacité humaine de traitement de l’information sous le terme de distorsion conservatrice. Les caractéristiques particulières et déviantes sont insuffisamment perçues, et les évaluations acceptées auparavant sont maintenues.

On parvient alors à comprendre la raison pour laquelle l’existence des météorites et de la foudre en boule fut rejetée à l’origine. Le scepticisme face aux témoignages fournis par des profanes [9] induit une détérioration persistante de la faculté de jugement, de sorte que même des éléments substantiels et des rapports d’experts – spécimens réels de météorites et analyses chimiques – étaient rejetés selon le même préjugé. Etant habitué à catégoriser les phénomènes selon les schémas conceptuels et explicatoires habituels, les scientifiques courent facilement le risque d’un piège réductionniste, puisqu’ils n’échappent pas aux bienfaits d’une telle catégorisation, quand bien même celle-ci est mauvaise et peu rigoureuse.

Victimes de ce mécanisme caractéristique, les scientifiques ont agi dramatiquement contre leurs propres intérêts. Pour preuve ce schéma récurrent de la « découverte avant la découverte ». Au moins trois chimistes renommés produisirent de l’oxygène avant Lavoisier, mais le classèrent incorrectement comme un gaz bien connu. Dans au moins 17 cas un nouvel objet céleste fut signalé avant d’être finalement reconnu comme une nouvelle planète (Uranus), et des erreurs semblables eurent lieu avant la « découverte catégorique » de la planète Neptune et des rayons X [10]. En 1995, deux astronomes américains firent des observations suggérant une planète hors de notre système solaire, mais ne poursuivirent pas plus loin leur découverte. D’autres astronomes purent donc être les premiers à publier leur découverte indépendante et déclarer avoir identifié la première planète extrasolaire [11].

La déformation de proximité – un schéma caractéristique de l’incompréhension

Lorsqu’ils essaient d’interpréter un phénomène, les humains courent toujours le risque de « tailler court », d’adopter des explications proches du domaine formé par leurs propres expériences antérieures. Ceci peut être documenté par de nombreux épisodes puisés dans l’histoire des sciences.

Galilée s’opposa catégoriquement à l’idée que les marées aient quelque chose à voir avec la Lune (théorie gravitationnelle des marées) et essaya de développer sa propre théorie purement terrestre à la place [12].

Une explication était aussi hautement désirée à la controverse sur les météorites. Le véritable débat commença en 1794 lorsque le physicien allemand Chladni publia un petit livre défendant la réalité des météorites, et la même année une observation largement publiée eut lieu à Sienne, en Italie. Mais Chladni et tous les autres défenseurs de la réalité des météorites étaient sous le feu d’une attaque permanente. Même des universitaires qui étaient au niveau des standards de leur époque tentèrent de s’accommoder avec des explications contournant l’idée que des objets pouvaient tomber du ciel. Ils supposèrent par exemple que les météorites étaient causées par l’inflammation de longues trainées de gaz dans l’atmosphère ou par des ouragans et des explosions volcaniques [13].

Autre exemple, le « Nördlinger Ries » est une formation géologique singulière en Bavière (sud de l’Allemagne). Dans notre compréhension moderne, il s’agit d’un cratère d’impact, pratiquement circulaire, avec un diamètre de 24 km environ. Pendant longtemps le problème de son origine avait intrigué les experts. Pour ce mystère aussi, beaucoup d’interprétations terrestres possibles furent envisagées, dont un volcan qui aurait disparu dans l’intervalle, une « hypothèse d’explosion », une « théorie de glacier-broyeur », etc. Ce n’est qu’après 1960 que l’impact d’un objet cosmique (« théorie de la météorite ») – la théorie aujourd’hui généralement acceptée – ne fut sérieusement discuté [14].

Ce type récurrent de mauvaise interprétation peut être appelé déformation de proximité. Symétriquement, il y a aussi une tendance aux « raisonnements tirés par les cheveux », particulièrement dans certains groupes enclins à vite supposer des origines extraterrestres ou souterraines.

A la recherche d’un critère de simplicité

Les termes symétriques de « simplicité » et « complexité » sont des notions relatives : leur signification dans un cas donné dépend – au-delà de la dépendance bien connue au contexte pour toute signification d’un mot – du contexte d’application et de la compréhension préalable de celui qui l’utilise [15]. Dans le cas présent, il peut suffire qu’une mesure comparative marque une des deux explications possibles d’un fait empirique comme « la plus simple ». Mais même une telle mesure comparative n’est faisable que dans le contexte limité d’une science formelle (par exemple, comparer deux formules d’un calcul logique), et toute mesure de complexité provoquera immédiatement des réserves dès que ses relations aux données empiriques entreront en jeu.

Ainsi, le degré de simplicité d’une équation de courbe peut être défini par le nombre de paramètres libres : un cercle dans le plan obtient la mesure 3, et une ellipse obtient le nombre 5. Sur la base de la simplicité nous devrions préférer les orbites planétaires circulaires de Copernic aux ellipses de Kepler. Simplicité et précision sont des besoins conflictuels. De plus, une mesure de simplicité dépend d’un schéma prédéfini. Dans une tâche de correspondance de courbe, étant donné un ensemble de points de mesure, une courbe raisonnable doit être déterminée. Si une tâche fixée nécessite, dans une première étape, d’exprimer une telle courbe par un polynôme, alors que dans une seconde étape sin(x), log(x), etc., seront aussi permis, alors cette dernière représentation sera « plus simple », mais au prix de moyens d’expression plus complexes. D’un autre côté, la réponse la plus simple – peut-être une ligne droite ou légèrement courbée – n’est pas toujours utile : pour l’effet Hall quantique, seuls les extrêmes de la courbe sont pertinents. La théorie de la complexité n’aide guère ici. On trouve dans la littérature diverses définitions de « complexité », chacune adaptée à une application spécifique ; chacune d’entre elles est liée à sa classe spécifique de constructions formellement définies, comme des algorithmes ou des séries de signes.

Le problème d’un critère de décision entre des explications concurrentes aux mêmes faits empiriques ne peut être résolu par des outils formels. Si une procédure neutre de simplification avait pu être imaginée pour évaluer la question de la foudre en boule, toujours controversée il y a des décennies de cela, nous en serions toujours à nous demander si la foudre en boule est bien réelle, ou les signalements de profanes dans leur ensemble ne sont fondés que sur des illusions.

Dans une vaste monographie, Mario Bunge [16] révèle les diverses lacunes et limitations d’un principe de simplicité. Il démontre en détail qu’une exigence de simplicité (sous quelque facette que ce soit) entrera en conflit avec d’autres principes essentiels de la science (comme exemplifié ci-dessus par le conflit entre simplicité et précision). Finalement il parle d’un « culte » ou d’un « mythe de la simplicité ». Concernant le Rasoir d’Ockham, Bunge recommande la prudence : en science, comme chez le barbier, mieux vaut sortir vivant et barbu que bien rasé et mort [17].

Ce que le principe d’Ockham ne peut pas accomplir

Le principe de simplicité, qu’importe la version qu’on en retient, ne contribue pas à la sélection de théories. Au-delà de cas triviaux, le terme de « simplicité » reste un terme subjectif. Ce qui est compatible avec la vision du monde pré-existante de quelqu’un sera considéré comme simple, clair, logique et évident, tandis que ce qui contredit cette vision du monde sera vite rejeté comme une explication inutilement complexe et une hypothèse supplémentaire insensée. Ainsi, le principe de simplicité devient un miroir des préjugés, et, pire encore, un miroir déformant, puisque son origine est camouflée.

Pour prendre un exemple, un défenseur du système géocentrique pourrait soutenir l’affirmation suivante : une certaine simplicité dans le calcul des orbites planétaires n’est pas pertinente, parce que nous ne sommes pas obligés d’adapter notre système du monde aux souhaits de confort des mathématiciens, et l’hypothèse d’une Terre en mouvement est une hypothèse supplémentaire inutile – et aventureuse – pas du tout étayée par la perception des sens.

Walach et Schmidt [18] proposent de compléter le Rasoir d’Ockham par le « canot de sauvetage de Platon ». Ce principe, ayant son origine dans l’Académie de Platon, affirme qu’une théorie doit être suffisamment complète « pour sauver les phénomènes » ; l’introduction de ce concept fut déclenchée par l’observation d’anomalies dans le mouvement planétaire.

Notre monde a plus de facettes que certains pourraient l’imaginer. L’objectif n’est pas seulement de rappeler la fréquente citation shakespearienne d’un « plus de choses dans le ciel et la terre… », mais de viser d’abord l’explication adéquate du matériel en notre possession. D’autres interprétations erronées viendront certainement. Mais le principe de cet honorable philosophe médiéval ne devrait pas être mal utilisé comme arme secrète destinée à instiguer des préjugés dans la discussion et à facilement écarter des concepts qui ne sont pas bienvenus.

Remerciements

L’auteur est reconnaissant à deux réviseurs anonymes. Ce texte est une traduction révisée et étendue d’un texte allemand imprimé pour le journal Erwägung-Wissen-Ethik, avec l’aimable permission de Lucius & Lucius Publ. Co., Stuttgart. Très particulièrement l’auteur remercie au traducteur de cette version française [révisée] (publiée initialement sur www.rr0.org).

Référence de l’article original :
Gernert, D. (2007). Ockham’s razor and its improper use. Journal of Scientific Exploration, 21(1), 135-140.

Adresse de l’auteur :
Dieter Gernert
Technische Universität München
Arcisstrasse 21,
D-80333 München, Germany
Email : t4141ax@mail.lrz-muenchen.de
Références bibliographiques

1. Gethmann, C. F. (2004) : « Ockham’s razor », in Mittelstrass (Ed.), Enzyklopädie Philosophie und Wissenschaftstheorie, vol. 2, pp. 1063-1064. Metzler.

2. Schwemmer, O. (2004) : « Ockham », in Mittelstrass (Ed.), Enzyklopädie Philosophie und Wissenschaftstheorie, vol. 2, pp. 1057-1063. Metzler.

3. Thorbum, W. M. (1918). The myth of Ockham’s razor. Mind, 27, 345-353.

4. Maurer, A. (1984) : « Ockham’s razor and Chatton’s anti-razor », Mediaeval Studies, 46, 463-475.

5. Menger, K. (1960) : A counterpart of Ockham’s razor in pure and applied mathematics. Synthese, 12, 415-428.

6. Kim, J. (1967) : « Explanation in science » in Edwards (Ed.) : The Encyclopedia of Philosophy, vol. 3, pp. 159-163. Macmillan, p. 162.

7. Bauer, H. H. (1992) : Scientific Literacy and the Myth of the Scientific Method, University of Illinois Press, pp. 74-76.

8. Krelle, W. (1968). Präferenz- und Entscheidungstheorie. Tübingen : Mohr. pp. 344-347.

9. Westrum, R. (1978) : « Science and social intelligence about anomalies : the case of meteorites », Social Studies of Science, 8, pp. 461-493.

10. Kuhn, T. S. (1962) : « Historical structure of scientific discovery », Science, n° 136, pp. 760-764.

11. Schneider, R. U. (1997) : Planetenjäger. Die aufregende Entdeckung fremder Welten. Basel : Birkhäuser.

12. Harris, H. S (1967) : « Italian philosophy », in Edwards (Ed.) : The Encyclopedia of Philosophy, vol. 4, pp. 225-234. Macmillan, p. 228.

13. Westrum, R. (1978) : « Science and social intelligence about anomalies : the case of meteorites », Social Studies of Science, 8, pp. 461-493.

14. Dehm, R. (1969) : « Geschichte der Riesforschung », Geologica Bavarica, 61, 25-35.

15. Gernert, D. (2000) : « Towards a closed description of observation processes », BioSystems, 54, 165-180.

16. Bunge, M. (1963) : The Myth of Simplicity, Prentice-Hall.

17. Bunge, M. (1963) : The Myth of Simplicity, Prentice-Hall, p. 115.

18. Walach, H. et Schmidt, S. (2005). Repairing Plato’s life boat with Ockham’s razor. Journal of Consciousness Studies, 12 (2), 52-70.

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