Scepticisme : La force de l’illusion chez l’AFIS et Henri Broch

Le numéro 282 de la revue Science et pseudo-sciences (publiée par l’AFIS en juillet 2008) s’intitule : « Parapsychologie, paranormal, homéopathie : la force de l’illusion ». Le sujet de la parapsychologie est abordé par un article du biophysicien Henri Broch, dont le titre est : « La force d’une croyance peut être immense » (p.35-40). Il faut noter que Broch est membre du comité de parrainage et du conseil scientifique de l’AFIS.

Dans cet article, Broch vient présenter son parcours de critique de la parapsychologie, et expose quelques arguments qui rapprochent la parapsychologie d’une pseudo-science, et les parapsychologues (ou métapsychistes, ou parapsyphiles comme il les appelle également) de gourous qui défendent leur gagne-pain. Cet article fait également écho à l’actualité de son auteur, qui vient de faire paraître deux livres chez l’éditeur book-e-book, dans une nouvelle collection qu’il dirige appelée « Une chandelle dans les ténèbres ». Ces livres font l’objet d’un encadré, ainsi que de notes de bas de page, dans lesquelles on retrouve la mention de deux autres ouvrages de Broch.

Comme le disent les membres de l’Observatoire Zététique dans la newsletter du 13 juillet 2008 à propos de ces nouveaux ouvrages : « Les zététiciens n’y apprendront pas grand[-]chose car Henri Broch ne fait que résumer le contenu développé dans ses précédents ouvrages, en particulier Au cœur de l’extraordinaire (Book-e-book, 2003) [dont la première édition est de 1991] et Le paranormal : ses documents, ses hommes, ses méthodes (Seuil, 1989) [dont la première édition est de 1985], mais ces livres, plus courts, sembleront peut-être plus accessibles à ceux qui découvrent la zététique. Cependant, on ne peut que regretter que le ton soit toujours aussi raide et un tantinet cynique. » Il est légitime de se demander comment des avis émis depuis 1985 ont fait pour résister à la critique.

La rhétorique d’Henri Broch

Henri Broch

La première partie de l’article rappelle que, durant 15 ans, un Prix-Défi avait été lancé comme « appel à preuve » à toute personne se prétendant dotée d’un pouvoir « paranormal ». La critique complète de ce est à lire ici. En l’occurrence, le Prix-Défi est avancé comme argument rhétorique pour dire que « des personnes de bonne foi » ont échoué dans des expérimentations scientifiques de leurs capacités paranormales. L’aspect rhétorique se situe dans le fait que les recherches de Broch sont isolées de la recherche scientifique en parapsychologie. Ses expérimentations ne sont pas publiées dans des revues scientifiques à comité de lecture, et quelques rares comptes rendus en sont faits dans ses livres. Le défi n’est qu’une diversion.

La seconde partie de l’article est une attaque des parapsychologues pleine de condescendance et de désobligeance. Tout n’est qu’insinuation pour faire passer les parapsychologues pour des incompétents. Relevons quelques procédés rhétoriques typiques du style des écrits de Broch :

  • La communauté des parapsychologues est désignée à 14 reprises (parfois par des sobriquets ridicules) mais un seul nom est mentionné, le défunt J.B. Rhine. Ces parapsychologues constituent alors une sorte d’entité anonyme à laquelle Broch prête des propos, des croyances, des actions, etc., sans jamais analyser des éléments concrets. Ce faux dialogue – qui n’est en fait qu’un monologue dramatique – ne rend pas compte de la position des parapsychologues, mais leur impose une argumentation si faible qu’il est alors facile d’en venir à bout. Or, pour notre part, nous avons rédigé des analyses critiques de certains écrits de Broch (il en existe également sur le site de l’Institut Métapsychique International, cliquez ici ) qui s’efforcent d’échanger sur le plan des faits. Or, nous n’avons reçu aucune réponse jusqu’à présent.

 

  • La parapsychologie expérimentale est réduite à néant, ou presque. Les parapsychologues ressasseraient « des ‘expériences’ remontant à des décennies » (p.37) et n’auraient pas évolué « d’un iota dans leurs positions de principe ou leurs explications » (p.37). De plus, « on s’étonne souvent de rencontrer dans le domaine du paranormal des parapsychologues qui – malgré les résultats négatifs de leurs propres recherches – continuent à chercher sur le même thème et avec des méthodes équivalentes. » (p.39). Le déni de la recherche en parapsychologie est poussé à son extrême : « Lorsque des parapsychologues, métapsychistes et autres parapsyphiles veulent argumenter, on voit bien qu’ils connaissent en fait très peu du sujet sinon uniquement de manière livresque ou prétendument sociologique ou philosophique, bien loin d’une connaissance concrète, réelle, pratique, du sujet expérimental. » (p.37) Encore un peu, et Broch serait le seul à avoir étudié scientifiquement les revendications concernant des phénomènes paranormaux !

L’usage prétendument impropre des statistiques par Rhine

Un cas soi-disant concret est tout de même donné : « le vénéré J.B. Rhine qui – sans sourciller – applique et fait appliquer systématiquement une loi binomiale sur un tirage de cartes… où il n’y a pas de remise, c’est-à-dire où la probabilité de succès n’est PAS constante ! Le simple b-a-ba d’un tirage de cartes et des calculs statistiques associés n’est même pas respecté et l’on vient nous déclarer que les procédés de Rhine sont valides ? » (p.38). Il s’agit effectivement d’un usage impropre de la loi binomiale que de l’appliquer à des tirages sans remise, car cela conduit à une surestimation de la signification statistique des succès. C’est une chose qui est tout à fait connue des parapsychologues depuis longtemps (cf. par exemple, Johnson & Nordbeck, 1972 ; Houtkooper, 1985), et il est faux d’affirmer qu’ils se seraient entêtés à appliquer une analyse fausse de leurs résultats. L’assertion de Broch est d’ailleurs tellement affirmative qu’un seul exemple suffit à l’invalider : ainsi, Rhine ne peut pas avoir systématiquement appliqué la loi binomiale sur un tirage de cartes sans remise puisqu’il ne l’a pas fait, par exemple, dans l’analyse des fameuses expériences Pearce-Pratt (Rhine & Pratt, 1954 ; traduction disponible ici).

Toutefois, si la critique est juste, elle n’en est pas pour autant valide. Le comité de lecture de la revue aurait dû demander à Broch de citer les références sur lesquelles il s’appuyait pour annoncer que Rhine « applique et fait appliquer systématiquement une loi binomiale sur un tirage de cartes… où il n’y a pas de remise ». Or, Broch ne mentionne aucune expérience publiée par Rhine ou un autre parapsychologue. Comment savoir si Rhine utilisait effectivement un protocole avec un tirage sans remise ? Broch préfère ne pas critiquer un protocole de parapsychologie mais mentionne simplement une procédure statistique irrégulière, tout en laissant croire qu’elle est appliquée systématiquement par les parapsychologues. Or, une commission de statisticiens avait déjà statué en 1937 que, si les conclusions de Rhine devaient être rejetées, ce ne pouvait pas être sur la base de son utilisation des statistiques (Camp, 1937).

Sur quoi se base donc Henri Broch ? La seule source qu’il se reconnaît, dans une note de bas de page (note 4 p.38), est la « feuille d’instruction » incluse dans un paquet de cartes Zener breveté par l’Institut de Parapsychologie de J.B. Rhine. Cette source est insuffisante à plusieurs égards, et les membres du comité de lecture auraient dû demander de meilleures références. En effet, ce jeu de cartes est un produit dérivé et non pas l’équivalent d’une expérience scientifique. Il ne viendrait à l’esprit de quiconque de critiquer la chimie sur la base d’une boîte du parfait petit chimiste.

Cartes de Zener

Or, ce n’est pas la première fois que Broch se repose seulement sur ce produit commercial pour lancer une critique de la totalité des expérimentations utilisant des cartes Zener. Il mettait déjà en avant l’asymétrie du dos des cartes comme biais possible (par exemple, dans Au cœur de l’extraordinaire, p. 190, cf. ici ) : « En plus des défauts majeurs présentés par les « ustensiles » des expériences et contrairement à ce qui est répand dans la littérature, les expériences elles-mêmes ne présentaient aucune rigueur (même pour l’époque) ; la seule rigueur était peut-être dans le dépouillement statistique ; mais ce qui est en cause, ce sont les données, pas le traitement de ces données. » Mais les arguments de Broch ne sont valables que dans le cas où le percipient a l’occasion de voir le dos des cartes. Or, l’Institut de Parapsychologie de Rhine utilisait des protocoles où ce biais ne pouvait aucunement être exploité. Depuis le premier numéro du Journal of Parapsychology en 1937, il est recommandé d’utiliser un écran pour toutes les expériences impliquant des cartes Zener du fait des imperfections dues à l’entreprise responsable de la reproduction commerciale des ces produits depuis 1936 (cf. 1937, p. 305). Pendant très longtemps, Broch n’a pas tenu compte de ces recommandations qui invalident sa critique. Mais maintenant, il s’attaque au dépouillement statistique, toujours à partir des cartes Zener commercialisées.

Un autre problème de cette source est que Broch ne précise pas l’année d’édition de son paquet, et cela rajoute à la difficulté inhérente à la vérification possible de cette « feuille d’instruction » erronée. Une référence minimale aurait été le Handbook of tests in parapsychology, publié en 1948 par le Laboratoire de Parapsychologie de l’Université de Duke, et qui consacre 75 pages aux tests impliquant des cartes Zener. Or, l’assertion de Broch sur l’usage fallacieux de la loi binomiale ne se vérifie pas dans ce manuel de référence. Et, comble de l’illusion, elle ne se vérifie pas non plus dans la fameuse « feuille d’instruction » dont nous avons pu retrouver un exemplaire datant de 1937.


Voilà ce que dit Broch (2008, note 4 p.38) : « L’exemple le plus amusant est peut-être celui que j’ai découvert sur la « feuille d’instruction » toujours incluse dans tout paquet de cartes de Zener fabriqué et vendu par l’Institut de Parapsychologie de J.B. Rhine et qui vous donne les valeurs de succès calculées avec la loi binomiale pour un procédé de tirage qu’ils décrivent explicitement dans cette même feuille d’instruction et qui est… sans remise ! » En réalité :

  • Il n’est pas sûr que les valeurs de succès soient simplement calculées avec la loi binomiale. La feuille d’instruction présente un tableau des scores indicatifs construits sur la base d’intervalles de succès non conventionnels : « Encourageant », « Bien », « Très bien »… La construction de ces intervalles ne nous dit pas grand-chose sur la formule utilisée, qui pourrait très bien être une loi binomiale à laquelle on applique un correctif, ou une formule réalisant une meilleure approximation. Le nombre d’essais est en vérité suffisamment grand (100 pour un pré-test, 200 minimum pour un test) pour que différentes formules viennent se confondre avec le calcul utilisant la loi binomiale.

 

  • Il n’est pas décrit explicitement que le tirage se fait sans remise, mais c’est en fait tout le contraire. Ainsi, le « Telepathy-Card Test » implique un expérimentateur qui tourne les cartes, et un sujet qui tente de deviner les symboles, mais qui ne reçoit aucun feedback sur ses réponses avant la fin du test. On est dans la même configuration que si on posait le paquet mélangé face caché, et que le sujet devait énoncer chacune des cartes du haut jusqu’en bas du paquet, sans que personne ne le touche. C’est d’ailleurs ce qui est dit explicitement pour le jeu du « Single Card Calling Test » où absolument personne ne regarde les cartes avant la fin des 25 réponses. Les notions de tirage ou de remise sont ici des illusions inopérantes : ce n’est pas parce que le sujet énonce un symbole que les probabilités de chaque carte évoluent. Le protocole n’implique donc pas un tirage sans remise car il n’y a pas de feedback immédiat. La même chose vaut pour le « Open Matching Test » qui consiste à tenter de classer les cartes faces cachées en cinq colonnes correspondant aux cinq types de symbole, sans jamais avoir un feedback avant la fin du test.

En somme, la critique de Broch est juste en tant que vérité générale, mais elle ne s’applique pas au cas particulier où il prétend la valider. Broch s’appuie sur une source discutable, difficilement vérifiable, et dont en plus il inverse les données !

Encore la rhétorique d’Henri Broch

Quelques autres insinuations achèvent de tromper un public qui ne prendrait pas le temps de vérifier ce qui est dit.

  • Broch fait allusion à la fraude de Walter Lévy, qui fut directeur de l’Institut de Parapsychologie, et dit, entre parenthèses, que ce n’est pas Rhine qui l’a découverte. C’est exact, sauf que cette version tronquée de l’histoire laisse entendre que c’est une personne extérieure à la parapsychologie qui a mise à jour la fraude. Or, ce sont des parapsychologues, collègues de Lévy, qui ont donné l’alerte. Rhine a alors eu une attitude exemplaire en licenciant Lévy, puis en rendant immédiatement publique cette fraude, et en demandant à tous ses collaborateurs de ne plus tenir compte des études antérieures de ce chercheur.

 

  • Le thème discuté en arrière-fond de cet article est que les parapsychologues correspondraient à ces personnes qui persévèrent dans un comportement auquel ils ont décidé d’adhérer, alors même que les raisons de cette décision se sont révélées mauvaises. Cet effet mis en évidence par les psychologues sociaux est élargie aux parapsychologues sur la seule base du monologue brochien. Mais, en vérité, il faut rendre à César ce qui lui appartient. S’il y a une personne qui persévère dans sa méconnaissance de la parapsychologie, et qui continue à exploiter l’ignorance du public et des savants quant au développement de la parapsychologie dans le monde, c’est bien Henri Broch. Spécialiste de l’auto-plagiat, Broch nous ressort, à la fin de l’article, son sempiternel « graphique » censé montrer la diminution en intensité des phénomènes allégués de psychokinèse, allant des statues de l’Île de Pâques jusqu’à des effets décelés par les statistiques. Ce graphique se présente comme un argument, même s’il n’est fondé sur aucune étude scientifique, et que seuls quelques zététiciens persistent à croire que les statues de l’Île de Pâques ont été déplacées par une psychokinèse alléguée.

Parapsychologie et polytechnique

Par ailleurs, un autre article de cette revue donne quelques informations bien peu scientifiques qui rejoignent celles de Broch. Dans la section « Sciences physiques, Sornettes sur Internet » (p.70-72), Jean Günther, polytechnicien, critique certaines dérives d’autres polytechniciens, au rang desquelles il range le créationnisme, le gnosticisme, la quête de l’Atlantide… et la parapsychologie ! Etre parapsychologue serait en soi une dérive pour un polytechnicien. Günther ne s’encombre pas d’une démonstration : tout juste mentionne-t-il qu’Ambroise Roux avait créé un laboratoire de parapsychologie (dont il ne dit rien de plus) ; que Charles Crussard a « voulu » tester le prestidigitateur Uri Geller (alors que, dans la source mentionnée, on peut lire qu’il s’agit de Jean-Pierre Girard) ce qui ne pourrait se faire car « un scientifique habitué à l’étude de phénomènes naturels [est] mal armé devant un sujet de ce genre » (p.72), ce qui voudrait dire que la psychokinèse ne pourrait pas être étudiée comme un phénomène naturel, avec un protocole prévenant toute tricherie ? Il semble loin le temps où la revue des anciens élèves de polytechnique consacrait un numéro spécial à la parapsychologie (1979), avec des contributions favorables de Bernard D’Espagnat, Hervé Gresse, Georges Nicoulaud, Michel Duneau, François Russo, Daniel Verney, Jean-Pierre Callot (lequel rappelait notamment les travaux du Colonel Rochas d’Aiglun, etc.), et quelques autres.

Plus étonnant encore, Günther reproche à Jean-Philippe Basuyaux de ne jamais manquer de mettre en avant son titre de polytechnicien « pour rendre plus crédibles les calculs statistiques douteux dont certains parapsychologues sont friands » (p.71). Pour savoir de quels calculs il est question, on peut tenter se référer à la source signalée (cliquez ici) : or, ce n’est rien qu’une sorte de glossaire pour une conférence sur l’utilisation des statistiques en parapsychologie. Qu’y a-t-il à redire aux définitions données du score z, de l’intervalle de confiance, ou de la méta-analyse ? Rien, puisque Basuyaux tente justement de rendre compte de l’usage des statistiques par les parapsychologues. De là à imaginer que cet usage soit vraiment crédible, c’est tout un préjugé qui s’effondrait… enfin. Récemment, Nicolas Gauvrit de l’AFIS publiait un article dans la même veine, sur les « Tromperies statistiques » de la parapsychologie. Alors que cet article a été critiqué par nos soins , l’AFIS a préféré persévérer dans sa croyance et faire la sourde oreille. En effet, il semble donc que « La force d’une croyance peut être immense. »

Références

CAMP, B.H. (1937). (Statement in Notes section.). Journal of Parapsychology, 19, 305.

HOUTKOOPER, J. (1985). A technical note : sampling variance of differential effect in a closed-deck blind-matching experiment. Journal of Parapsychology, vol.49, p.245-248.

HUMPHREY, B.M. (1948). Handbook of tests in parapsychology. Duke : Parapsychology Laboratory of Duke University.

JOHNSON, M. & NORDBECK, B. (1972). Variation of the scoring behavior of a « psychic » subject. Journal of Parapsychology, 36, 122-132.

RHINE, J.B. & PRATT, J.G. (1954). A review of the Pearce-Pratt distance series of EPS tests. Journal of Parapsychology, 18, 165-77.

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